Par : M.Etienne
Publié : 12 mai 2012

Qu’est-ce que le bonheur ?

 Qu’est-ce que le bonheur ?

[L]e concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. (…)

le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination.

Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs

 Introduction :

Tout homme veut être heureux, et cela suffit peut-être à définir, au moins provisoirement le bonheur : il est ce que chacun désire, non en vue d’une autre chose (comme on désire l’argent pour le luxe ou le luxe pour le plaisir) mais pour lui-même, et sans qu’il soit besoin – ni, d’ailleurs possible – d’en justifier l’utilité. « À quoi bon être heureux ? » À cette question saugrenue il n’est pas de réponse, et c’est à quoi le bonheur se reconnaît : il est le désirable absolu, qui vaut par soi seul, la satisfaction ultime vers quoi toutes les satisfactions tendent, le plaisir complet sans le quel tout plaisir est incomplet. Le bonheur est le souverain bien ; le souverain bien est le bonheur.

Une telle défintion n’est pourtant que nominale. C’est ce qui explique que les hommes, qui s’entendent si bien sur le mot, s’entendent si peu sur la chose : Tous appellent « bonheur »ce qu’ils désirent absolument, mais tous ne désirent pas les mêmes choses... Or ce n’est pas le mot qui importe mais la chose, c’est-à-dire le bonheur lui-même, qui n’est pas un mot, ni une chose. Qu’est-il ? Peut-on l’atteindre ? Comment ?

Ces quelques lignes introductives font écho l’analyse aristotélicienne (Éthique à Nicomaque, I et X). Tout être tend vers son bien, et le bonheur est le bien de l’homme. Le bonheur est, selon Arsitote :

« (...) toujours désirable en soi-même et ne l’est jamais en vue d’une autre chose ».

« Tout ce que nous choisissons est, choisi en vue d’une autre chose, à l’exception du bonheur, qui est une fin en soi » (X).

« la chose la plus désirable de toutes » (I).

Si le bonheur est suprêmement désirable, il suffit de le penser pour constater son absence. Ne dit-on pas : « qu’est-ce que je serais heureux si j’étais heureux !... » Le bonheur est d’abord nécessairement manqué (Platon, Schopenhauer, Pascal).

 Du bonheur manqué au divertissement

le bonheur manqué : Platon

Le bonheur est désirable, montrait Aristote, suprêmement désirable, et c’est ce qui le définit. Mais qu’est-ce que le désir ? Platon, dans Le Banquet, avait déjà répondu. Le désir est manque :

« Celui qui désire désire une chose qui lui manque et ne désire pas ce qui ne lui manque pas. »

Comment désirer être grand ou fort quand on l’est déjà ? Tout au plus peut-on désirer être plus grand ou plu sfort - ce qui n’est pas. On objectera qu’on peut, étant en bonne santé, désirer la santé, étant riche, désirer la richesse. Mais Platon répond qu’on veut alors « jouir de ces biens pour l’avenir aussi » : on désire, non la santé ou la richesse qu’on a, mais leur continuation, que l’on n’a pas. Tout désir, par consé­quent, est d’absence :

« Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour » Le Banquet, 200, a-e).

Quel rapport avec le bonheur ? Celui-ci : parce que le désir est manque, et dans la mesure où il est manque, le bonheur, nécessairement, est manqué. C’est pourquoi Calliclès, quoi qu’il en dise, ne sera jamais heureux (Gorgias, 491 sq.), ni personne dans ce monde. Les vrais philosophes, même de leur vivant, sont déjà morts (Phédon, 64 sq.), et eux seuls sont heureux véritablement : le bonheur, pour Platon, est d’outre-tombe et suppose qu’on fuit, dès ici-bas, de ce monde dans l’autre... Si le désir est manque, je manque toujours de ce que je désire (or le manque est une souffrance), et je ne désire jamais ce que j’ai (puisque le désir est manque). Tantôt, donc, je désire ce que je n’ai pas, et j’en souffre ; tantôt j’ai ce que dès lors je ne désire plus. De là la tristesse, pour l’enfant, des après-midi de Noël, quand le jouet tant rêvé, en son absence, échoue, puisqu’il est là, à maintenir vivace le désir qui le visait. De là aussi la tristesse des amants quand la présence tant souhaitée de l’autre triomphe du désir que, en son absence, ils en avaient... Albertine présente, Albertine dis­parue... C’est la même femme pourtant, mais l’une est impossible à aimer, et l’autre à oublier. On désire ce qu’on n’a pas, donc on ne désire plus ce qu’on a - qu’on désirera à nouveau si on le perd. Souffrance du manque, indifférence de la possession, horreur du deuil... La vue ferait le bonheur de l’aveugle (puisqu’elle lui manque), mais échoue à faire le nôtre (puisque nous voyons). Et la mort ou la fuite d’un être cher, lui rendant soudain son urgence et son prix, semble briser un bonheur que sa présence pourtant était incapable de donner... Le piège est terrible où nous sommes enfermés : la vue ne pourrait rendre heureux (pour combien de temps ?) que des aveugles, et l’amour, comme passion, que des amants malheureux. C’est pourquoi, comme dit le poète, « il n’y a pas d’amour heureux », Comment désirer ce qu’on a ? Comment ne pas souffrir de ce qui manque ? Il n’y a pas d’amour heureux, ni de bonheur sans amour : il n’y a pas de bonheur du tout.

Le bonheur manqué : Schopenhauer

Schopenhauer, mieux que Platon ou que quiconque, a dit ici l’essentiel. L’homme est désir et le désir est manque. C’est pourquoi, pour Schopenhauer toute vie est souffrance :

V ouloir, s’efforcer, voilà tout leur être ; c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur... (Le Monde comme volonté et comme représentation , IV, 57 ).

Bien entendu, si le manque est souffrance, la satisfaction est plaisir. Mais cela ne fait pas un bonheur :

Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance tant qu’il n’est pas satisfait. Or nulle satisfaction n’est de durée ; elle n’est que le point de départ d’un désir nouveau [...]. Pas de terme dernier à l’effort, donc pas de mesure, pas de terme à la souffrance...

Il n’y a donc pas, il ne peut y avoir d’expérience du bonheur : ce que nous expérimentons, c’est d’abord l’absence du bonheur (le désir, le manque, la souffrance...), puis (satisfaction) l’absence de son absence. Sa présence, donc ? Non, et c’est ici que Schopenhauer est le plus profond : ce que nous expérimentons, quand le désir enfin est satisfait, ce n’est certes plus la souffrance (sauf quand un nouveau désir, et cela ne saurait tarder, aussitôt renaît...), mais ce n’est pas non plus le bonheur. Quoi ? Au lieu même de sa présence attendue, le vide encore de son absence abolie. Cela s’appelle l’ennui : en lieu et place du bonheur espéré, le creux seulement du désir disparu... Pensée désespérante, dit Schopenhauer : le bonheur nous manque quand nous souffrons, et nous nous ennuyons quand nous ne souffrons plus. La souffrance est le manque du bonheur, l’ennui son absence (quand il ne manque plus). Car l’absence d’une absence, c’est une absence encore. « Ah ! que je serais heureux, disait-il, si j’avais cette maison, cet emploi, cette femme !... » Voici qu’il les a ; et certes il cesse alors (provisoirement) de souffrir - mais sans être heureux pour autant. Il l’aimait quand il ne l’avait pas, il s’ennuie quand il l’a... C’est le cercle du manque : tantôt nous désirons ce que nous n’avons pas, et nous souffrons de ce manque ; tantôt nous avons ce que nous ne désirons plus (puisque nous l’avons), et nous nous ennuyons... Schopenhauer conclut, et c’est la phrase la plus triste de l’histoire de la philosophie :

«  La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui... » (ibid., IV, 57).

Misère de l’homme. Le chômage est un malheur, mais chacun sait bien que le travail n’est pas pour autant, en tant que tel, un bonheur. Et il est affreux de n’avoir pas de domicile ; mais qui serait heureux, simplement, d’en avoir un ? On peut mourir d’amour, enfin, mais point en vivre : déchirement de la passion, ennui du couple... Il n’y a pas d’expérience du bonheur, il ne peut y en avoir. C’est que le bonheur, explique Schopenhauer, n’est rien de positif, rien de réel : il n’est que l’absence de la souffrance, et une absence n’est rien.

« La satisfaction, le bonheur, comme l’appellent les hommes, n’est au propre et dans son essence rien que de négatif... Le désir, en effet, la privation, est la condition préliminaire de toute jouis­sance. Or avec la satisfaction cesse le désir, et par conséquent la jouissance aussi » (iv, 58) .

Le désir s’abolit dans sa satisfaction, et le bonheur se perd dans ce plaisir. Il manque donc toujours (souffrance), même quand il ne manque plus (ennui). Il n’existe qu’en imagination : tout bonheur est d’espérance ; toute vie, de déception.

Le bonheur comme divertissement, les pensées de Pascal

« Nous ne vivons jamais, mais nous espé­rons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais » (Pensées,, fragment 172).

Le bonheur manque toujours, et c’est pourquoi tout homme veut être heureux, et ne peut l’être, et en souffre... De là le divertissement. On pourrait accepter de n’être pas heureux, si l’on ne devait mourir ; ou de mourir, si l’on ne voulait être heureux. Mais cela n’est pas :

« Il veut être heureux, et ne veut être qu’heureux, et ne peut ne vouloir pas l’être ; mais comment s’y prendra-t-il ? 11 faudrait, pour bien faire, qu’il se rendît immortel ; ne le pouvant, il s’est avisé de s’empêcher d’y penser » (Pensées, 169).

Il s’agit de combattre - plutôt, de fuir - l’angoisse et l’ennui, qui sont les deux maux de l’homme, et c’est ce qui nous occupe, et qui nous perd.

« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » (Pensées, 139).

Mais comment le pourraient-ils ? Il faudrait accepter l’ennui, donc l’angoisse, et c’est ce que l’on fuit :

« Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent, il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir » (Pensées, 131).

Le divertissement n’est pas un bonheur ( Pensées, , 170 et 171 ), mais la dénégation de son absence. Les hommes s’amusent pour oublier qu’ils ne sont pas heureux.

 Le bonheur en acte

Est-il une autre voie ? Peut-être, et c’est ce que les philosophes appellent la sagesse. Mais comment la penser ? D’abord par opposition à ce qui précède. Si le divertissement est un bonheur manqué, la sagesse serait un bonheur réussi. Mais comment, si le désir est manque ? S’il n’était que cela, il n’y aurait pas d’issue, en effet, pas de bonheur, et le suicide sans doute - ou la religion - serait la meilleure solution. Mais aussi nous serions déjà morts, ou plutôt point encore nés (puisque le manque est une absence et qu’une absence n’est rien), et c’est en quoi la vie, même en le confirmant, reste une réfutation du pessimisme. « Tous les hommes recherchent d’être heureux, écrit bien Pascal, c’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre » (Pensées, 425). Mais tous ne se pendent pas, et cela doit être pris aussi en considération. Quel est le motif de vivre ? La religion ? La peur de la mort ? Sans doute, mais cela ne suffit pas. Le bonheur ? Comment, s’il n’est jamais là ? Il faut donc qu’il y ait autre chose, quelque chose de réel, de positif, et qui nous pousse à vivre encore, et joyeusement parfois. C’est ce que chacun expérimente, et qu’on appelle le plaisir. Peut-on penser qu’il ne soit que l’absence de souffrance ? Prenons des exemples :

Manger quand on a faim (et même, si la nourriture est bonne, quand on n’a pas faim), boire quand on a soif (et même, si la boisson est agréable, quand on n’a pas soif), faire l’amour (même sans amour), rire, se pro­mener, écouter de la musique... Autant de plaisirs dont chacun peut goûter la pleine, la souveraine présence. Manquer ? De quoi, quand le plaisir est là ? Mais peut-il y avoir plaisir sans désir ? Sans doute pas. Sans manque , en revanche, qui peut le nier ? La musique qui me réjouit ne me manquait pas avant de retentir (ni, a fortiori, pendant que je l’écoute), ni ce paysage de printemps, ni ce rire qui explose, ni même, souvent, l’homme ou la femme qui me comble... Il faut donc que le désir ne soit pas toujours ni seulement un manque. Quoi ? Une puissance : puissance de jouir et jouissance en puissance. Le corps en sait plus long là-dessus que nos philosophes. C’est légitimement qu’on parle de puissance sexuelle, pour désigner la capacité qu’a l’homme de désirer et de jouir. Qui y verrait un manque ? C’est l’impuissant qui manque de quelque chose, et point seulement, ni toujours, ni surtout d’un manque... Ainsi existe-t-il une puissance de rire (disons : la gaieté), d’aimer le beau ou le bon (disons : le goût), de faire l’amour (disons : la libido), bref une puissance de jouir, qui est le désir même. Le plaisir est son acte.

Telle est à peu près, contre Platon, Pascal ou Schopenhauer, la leçon d’Épicure et de Spinoza. Que le désir soit man­que, le plus souvent, du moins vécu comme tel, c’est entendu, comme aussi que le bonheur par là même soit manqué. Ce n’est donc pas du bonheur qu’il faut partir, mais du plaisir : plaisir du corps (la jouissance), plaisir de l’âme (la joie). Du bonheur, nous n’avons en effet, sauf le sage, aucune expé­rience positive ; du plaisir, dirait Épicure, aucune expérience négative. C’est donc le plaisir, non le bonheur, qui est le bien premier : le bonheur ne serait rien sans le plaisir, quand le plaisir, sans bonheur, est encore quelque chose. « Pour ma part, écrivait Épicure, je ne sais ce qu’est le bien, si l’on écarte les plaisirs de la table, ceux de l’amour et tout ce qui charme les oreilles et les yeux » (Diogène Laërce, X, 6), Jouir et se réjouir, tel est le bien de l’homme et le commencement de la sagesse.

  1. Épicure, Le bonheur est la satisfaction de certains désirs seulement.

Le philosophe Épicure recommande de chercher à satisfaire certains désirs seulement, les plus fondamentaux. En effet, si le but est d’atteindre le plaisir, c’est-à-dire pour Épicure l’ataraxie, ou « absence de douleurs dans le corps et de troubles dans l’âme », alors il convient de fuir les désirs démesurés qui seront bien difficiles à satisfaire et qui, par conséquent, nous apporteront davantage de troubles que de sérénité.

Épicure distingue trois catégories de désirs et de plaisirs :

  1. les désirs/plaisirs naturels et nécessaires : ex : manger et boire quand on a faim et soif. Ces plaisirs sont tous ceux qui sont naturels et nécessaires à notre survie.
  2. les désirs/plaisirs naturels mais non nécessaires : ex : manger des mets raffinés
  3. les désirs/plaisirs ni naturels ni nécessaires : ex : le désir de gloire, de richesse, etc...

Epicure affirme que seuls les plaisirs de la catégorie (1) sont à satisfaire pour atteindre l’ataraxie. Les plaisirs de la catégorie (2) sont à éviter, dans la mesure du possible, car il faut apprendre à se contenter de peu. Enfin, les désirs de la catégorie (3) sont à fuir absolument, car ils nous apporteront bien plus de maux (jalousie, etc.) et de troubles que de bien.

Aujourd’hui, « épicurien » signifie « bon vivant » : on entend par là quelqu’un qui mange bien, qui boit bien, qui savoure tous les plaisirs de la vie. Mais à l’origine, le véritable épicurien est bien plutôt un ascète, un personnage austère qui vit dans une simplicité extrême, qui ne mange que du pain, des olives et de l’eau et s’en contente. Le véritable épicurien ressemble davantage au moine dans son monastère qu’au bon vivant dans son restaurant.

On peut pousser un peu plus loin la théorie d’Épicure : si l’objectif est d’atteindre l’ataraxie, pourquoi ne pas modifier tous ses désirs, même les plus simples, s’ils ne peuvent être satisfaits ? Ainsi notre bonheur, qui pour Épicure dépend encore de notre capacité à satisfaire nos plaisirs, et donc du monde extérieur, ne dépend plus que de nous. Celui qui ne désire que ce qu’il peut avoir ne restera jamais frustré ; au contraire, tous ses désirs seront toujours satisfaits, et il connaîtra donc un bonheur perpétuel et indépendant de la fortune.

Cependant, avons-nous une telle maîtrise du bonheur ? En avons-nous même seulement même l’expérience ? Il se pourrait, dès lors, que notre perplexité ne mesure que notre éloignement de la sagesse. Si le bonheur est possible (et Épicure nous dit plus : qu’il existe, qu’il l’a vécu, et c’est sur quoi tous les sages à peu près s’accordent), si le bonheur est possible, donc, il suppose donc une conversion du désir, et c’est ce qu’on appelle la sagesse : désirer non plus ce qui nous manque (ce qui est la voie du malheur ou de la religion : Platon, Pascal, Schopenhauer...), même pas ce que nous avons (puisque nous pouvons le perdre), même pas ce que nous sommes (puisque nous ne sommes rien), mais ce que nous vivons, connaissons ou faisons. C’est sur ce point essentiel, que se rejoignent les deux grandes sagesses d’Occident, l’épicurienne et la stoïcienne. Il s’agit dé désirer le réel - de l’aimer, si l’on peut, de l’accepter, si l’on ne peut pas- tel qu’il est, au lieu de le refuser toujours pour désirer l’irréel. Le bonheur est simple comme bonjour, et c’est pourquoi il est|difficile : il n’est qu’un grand oui au monde la vie. Mais le premier mouvement, qui est de peur, est de dire non, ou oui seulement sous conditions : « J’aimerais le monde, s’il n’était précisément ce qu’il est, ou la vie si elle n’était mortelle, ou cette femme, si elle n’avait tel ou tel défaut... », Folie et tristesse. La sagesse dans toutes le langues est à l’inverse : accepter plutôt que refuser, supporter plutôt que haïr, aimer plutôt que mépriser... « C’est bien peu, dira-t-on, pour faire un bonheur... » C’est oublier l’action, sans laquelle le bonheur en effet ne serait rien. Car le bonheur n ’est pas un état ou une disposition de l’existence. Il n’est pas quelque chose qu’on puisse posséder, trouver, atteindre, et c’est pourquoi, en un sens, il n’y a pas de bonheur : le bonheur n’est pas de l’ordre d’un « il y a ». Ce n’est pas une chose, ce n’est pas état : c’est un acte.

 2. le bonheur : les stoïciens, Sénèque, Epictète, Marc-Aurèle

Distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas

Les Stoïciens (Sénèque, Epictète et Marc-Aurèle sont les plus connus) recommandent tout d’abord de distinguer ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous  :

Souviens-toi donc de ceci : si tu crois soumis à ta volonté ce qui est, par nature, esclave d’autrui, si tu crois que dépende de toi ce qui dépend d’un autre, tu te sentiras entravé, tu gémiras, tu auras l’âme inquiète, tu t’en prendras aux dieux et aux hommes. Mais si tu penses que seul dépend de toi ce qui dépend de toi, que dépend d’autrui ce qui réellement dépend d’autrui, tu ne te sentiras jamais contraint à agir, jamais entravé dans ton action, tu ne t’en prendras à personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras aucun acte qui ne soit volontaire ; nul ne pourra te léser, nul ne sera ton ennemi, car aucun malheur ne pourra t’atteindre.

Epictète, Manuel , I, 1

Ce qui dépend de nous, ce sont nos désirs et nos pensées : tout ce qui est notre œuvre. Ce qui ne dépend pas de nous, ce sont le corps (la santé et la maladie), la richesse, la réputation, le pouvoir, etc. (Epictète, Ibid .)

Modifier nos désirs

Une fois que nous avons bien fait la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, nous pouvons tâcher de modifier nos désirs : il faut supprimer tous nos désirs qui portent sur le destin (ce qui ne dépend pas de nous) afin de se rendre indépendant de la fortune. Si nous ne désirons que des choses qui dépendent de nous, nos désirs seront toujours satisfaits, donc nous connaîtrons un bonheur parfait.

« Ne cherche pas à ce que les événements arrivent comme tu veux, mais veuille que les événements arrivent comme ils arrivent, et tu seras heureux. » (Epictète, Manuel , VIII)

Par exemple, si nous avons clairement conscience de la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui est au contraire impossible, nous ne désirerons pas plus être en bonne santé quand nous sommes malades que nous ne désirons posséder les royaumes de la Chine ou du Mexique. Et ainsi nous ne souffrirons pas de ne pas avoir cette chose complètement inaccessible (la santé).

La vertu, c’est le bonheur

On peut aller un peu plus loin. Si nous parvenons à limiter nos désirs, en plus du bonheur de les voir toujours satisfaits, nous aurons le plaisir d’avoir su maîtriser ce qui dépend de nous (nos désirs) et d’avoir su mépriser ce qui ne dépend pas de nous (les coups du destin). C’est-à-dire que le sage se réjouira de sa force d’âme :

Ainsi, ressentant de la douleur en leurs corps, [les grandes âmes] s’exercent à la supporter patiemment, et cette épreuve qu’elles font de leur force, leur est agréable ; ainsi, voyant leurs amis en quelque grande affliction, elles compatissent à leur mal, et font tout leur possible pour les en délivrer, et ne craignent pas même de s’exposer à la mort pour ce sujet, s’il en est besoin. Mais, cependant, le témoignage que leur donne leur conscience, de ce qu’elles s’acquittent en cela de leur devoir, et font une action louable et vertueuse, les rend plus heureuses, que toute la tristesse, que leur donne la compassion, ne les afflige.

Descartes, Lettre à Elisabeth, 18 mai 1645

Il ne faut pas accorder d’importance à la douleur, car elle ne dépend pas de nous. Il faut « rester stoïque », la supporter d’une âme égale : essayer de l’ignorer, de la mépriser, d’en minimiser l’importance. Il ne faut attacher d’importance qu’à ce qui dépend de nous, c’est-à-dire à notre action, à notre vertu : si nous avons bien agi, nous devons être satisfaits, car c’est le mieux que nous pouvons faire. Pour les Stoïciens, le bonheur s’identifie donc à la vertu  : la vertu fait le bonheur, il suffit de bien agir pour être heureux.

Ainsi le rugbyman, à la fin d’un match perdu, sera heureux s’il est intimement convaincu d’avoir « tout donné », d’avoir bien joué et d’avoir fait tout ce qu’il pouvait. En revanche, un match gagné par chance, malgré un jeu médiocre, laissera un souvenir amer au joueur honnête : il ne sera pas très fier de lui.

La vie est comme une pièce de théâtre : tu ne choisis pas le rôle qui t’est donné ; mais il ne dépend que de toi de bien jouer ton rôle. (Epictète, Manuel , XVII)

Être conscient des maux qui nous guettent

De manière plus générale, nous devons être conscients de nous-mêmes, de nos désirs et des contraintes qui pèsent sur eux. Il faut bien voir ce qu’implique un désir, quels sont les moyens à mettre en œuvre pour le réaliser. Représente-toi les conséquences de ton projet, dit Epictète. Par exemple, si tu veux aller à la piscine, rappelle-toi qu’à la piscine il y a du bruit, qu’on se fait éclabousser et bousculer, etc. (Epictète, Manuel , I, 4 ; IV ; XXIX, 1 et 2)

Il faut aussi être conscient de ce qu’est l’objet de notre désir ou de notre amour : Sois conscient de ce qu’est l’objet que tu aimes, ainsi tu ne seras pas troublé. Si tu aimes une marmite, dis-toi : C’est une marmite que j’aime. Ainsi, le jour où elle casse, tu ne seras pas troublé. De même, quand tu embrasses un être humain, dis-toi : C’est un être humain que j’embrasse. (Epictète, Manuel , III)

Il faut donc, pour Epictète, être conscient des malheurs et de la mort, pour ne pas en être troublé le jour où ils arrivent : « Que la mort soit devant tes yeux chaque jour. » (Epictète, Manuel , XXI)

Conclusion

Par la connaissance de nous-mêmes et du monde, de l’objet de notre désir ou de notre amour, par la distinction entre ce qui dépend de nous et de ce qui n’en dépend pas, nous pouvons accepter le destin (c’est-à-dire tout ce qui ne dépend pas de nous) et modifier nos désirs pour ne désirer que ce que nous pouvons atteindre, et éviter ainsi la frustration et le malheur. Il faut changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde, dit Descartes.

Ainsi nous serons heureux : d’une part, nous ne serons jamais frustrés, nous serons toujours satisfaits : car nous saurons nous contenter de ce que nous avons ; d’autre part, nous aurons la satisfaction d’avoir bien agi, d’avoir su limiter nos désirs et faire ce qu’il fallait, d’avoir agi moralement, d’avoir été un homme de bien. Le stoïcisme est donc une philosophie fondée sur l’action qui identifie bonheur et vertu : le mieux que nous puissions faire, c’est bien agir, être vertueux ; donc être vertueux, c’est être heureux.

Le stoïcisme invite donc à un travail sur soi afin de se rendre indépendant du monde extérieur : il faut se replier dans une « citadelle intérieure » à l’abri de la fortune : notre for intérieur. Pour le Stoïcien, la douleur n’est pas un mal, ou à peine ; seul le vice est un mal. Une douleur inévitable n’est pas un mal ; seule la douleur qui aurait pu être évitée est un mal, car elle est le résultat d’une erreur, d’un manque de vertu.

 Le bonheur selon Spinoza

Cette philosophie stoïcienne peut sembler un peu dure, surtout quand elle nous recommande de toujours penser au mal pour ne pas en être affligé le jour où il se présente. Spinoza offre une version alternative du stoïcisme, un peu moins austère, un peu plus gaie.

En effet, Spinoza distingue deux sortes d’affects : les passions joyeuses et les passions tristes. En effet, tout affect est une modification, une altération de notre être, généralement liée à une bonne ou à une mauvaise rencontre : cette modification peut augmenter ou diminuer notre puissance . Tout ce qui augmente notre puissance d’exister et d’agir est une passion joyeuse ; tout ce qui diminue en revanche notre puissance d’être est une passion triste. Par exemple, la douleur est une passion triste : elle diminue notre puissance (par exemple, dans le cas d’une blessure ou d’une maladie) ; le plaisir de manger, au contraire, est une passion joyeuse : la rencontre de l’aliment est une heureuse rencontre qui accroît ma puissance.

Spinoza recommander sans hésiter de rechercher les passions joyeuses et d’éviter les passions tristes : l’éthique consiste à rechercher ce qui nous est utile pour atteindre la puissance maximale, la plénitude, la joie. Ainsi, de manière très originale, Spinoza condamne non seulement la tristesse et la haine, mais aussi le repentir, l’humilité et la pitié :

Proposition 50

La Pitié, chez un homme qui vit sous la conduite de la Raison, est en elle-même mauvaise et inutile.

Démonstration

La Pitié, en effet (…), est une Tristesse ; par suite (…), elle est mauvaise en elle-même. Quant à ce bien qui en découle et qui est que nous nous efforçons de libérer de sa souffrance l’homme dont nous avons pitié (…), nous désirons le faire par le seul commandement de la Raison (…) ; et ce n’est que par le commandement de la Raison que nous pouvons faire quelque chose que nous sachions avec certitude être un bien (…) ; c’est pourquoi, chez l’homme qui vit sous la conduite de la Raison, la pitié est en elle-même mauvaise et inutile. (…)

Proposition 53

L’Humilité n’est pas une vertu, c’est-à-dire qu’elle ne naît pas de la Raison.

Démonstration

L’Humilité est une Tristesse née du fait que l’homme considère sa propre impuissance (…).

Proposition 54

Le Repentir n’est pas une vertu, c’est-à-dire qu’il ne naît pas de la Raison ; mais celui qui se repent de ses actes est deux fois malheureux ou impuissant. (…)

Comme il est rare que les hommes vivent sous le commandement de la Raison, ces deux affects que sont l’Humilité et le Repentir, mais aussi l’Espoir et la Crainte, comportent plus d’avantages que d’inconvénients ; c’est pourquoi, s’il faut pécher, il vaut mieux que ce soit dans ce sens. Car si les hommes à l’âme impuissante étaient tous également orgueilleux, s’ils n’avaient honte de rien et s’ils ne craignaient rien, quel lien pourrait donc les discipliner ? La foule est terrible si elle est sans crainte ; c’est pourquoi il n’est pas étonnant que les Prophètes, se préoccupant de l’utilité commune et non de l’utilité particulière, aient tant recommandé l’Humilité, le Repentir, et le Respect. Et, en effet, ceux qui sont soumis à ces affects peuvent être conduits plus facilement que d’autres à vivre enfin sous la conduite de la Raison, c’est-à-dire à être libres et à jouir de la vie des bienheureux.

Spinoza, Ethique , IV

Spinoza déconseille donc de penser aux malheurs : cela ne ferait que nous attrister, c’est-à-dire diminuer notre puissance. Il reconnaît toutefois qu’il faut avoir conscience des dangers qui nous guettent, mais uniquement pour trouver des moyens de les éviter. En dehors de cela, il faut au contraire voir le bon côté des choses afin d’être mû par des affects joyeux :

[O]n doit souvent énumérer et imaginer les périls communs de l’existence, et songer à la façon de les éviter et de les surmonter le mieux possible par la présence d’esprit et par la force d’âme. Mais il convient de noter qu’en ordonnant nos pensées et nos images nous devons toujours prêter attention (…) à ce qu’il y a de bon en chaque chose afin qu’ainsi nous soyons toujours déterminés à agir par un affect de Joie.

Spinoza, Ethique , V, prop. 10,

Bref, il ne faut pas agir par rapport au mal mais par rapport au bien : il ne faut pas haïr mais aimer, il ne faut pas craindre mais désirer : « Par un Désir issu de la Raison nous poursuivons le bien directement et nous fuyons indirectement le mal. » ( Ethique , I, prop. 64, corollaire). Spinoza s’oppose donc radicalement aux Stoïciens classiques qui recommandaient de penser aux maux qui nous guettent et de méditer la mort :

Proposition 67

L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie.

Démonstration

Un homme libre, c’est-à-dire un homme qui vit sous le seul commandement de la Raison, n’est pas conduit par la crainte de la mort (…) mais désire directement le bien (…), c’est-à-dire qu’il désire agir, vivre, conserver son être sur le fondement de la recherche de l’utile propre ; par suite il ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation de la vie.

Spinoza, Ethique , IV

Cette critique des passions tristes est la première grande différence qui démarque Spinoza du stoïcisme classique. Une autre grande différence est que chez Spinoza, l’« acceptation du destin » prend la forme de l’amour de Dieu, c’est-à-dire de la Nature, c’est-à-dire de l’Univers, c’est-à-dire du Tout (car Spinoza est panthéiste : pour lui, Dieu ne désigne rien d’autre que la totalité de la nature). Accepter le destin cela signifie, pour Spinoza, prendre conscience du fait que nous ne sommes qu’une partie du Tout, que nous ne sommes qu’une vague à la surface de l’océan. Il s’agit d’aimer ce Tout dont nous dépendons, dont nous tirons toute notre existence et toute notre puissance. Aimer le Tout, c’est nous aimer nous-mêmes : c’est la seule façon de nous aimer adéquatement, car nous sommes inconcevables indépendamment du Tout.

De plus, le Tout est infini et éternel. Il est infiniment puissant et indestructible. Par conséquent, en aimant le Tout, nous ne serons jamais attristés. En effet, Spinoza remarquait déjà dans le Traité de la réforme de l’entendement que « Toute notre félicité et notre misère dépendent de la qualité de l’objet que nous aimons. Ainsi l’amour d’une chose éternelle et infinie nourrit l’âme d’une joie sans mélange et sans tristesse. »

Malgré ces deux différences, Spinoza se rattache à la tradition stoïcienne. Ce texte, par exemple, offre l’expression condensée du stoïcisme de Spinoza :

Mais la puissance de l’homme est extrêmement limitée et infiniment surpassée par la puissance des causes extérieures ; c’est pourquoi nous n’avons pas le pouvoir absolu d’adapter les choses extérieures à notre usage. Pourtant, nous supporterons d’une âme égale les événements contraires à ce qu’exige le principe de notre utilité, si nous sommes conscients de nous être acquittés de notre tâche, si nous savons que notre puissance n’était pas suffisamment étendue pour nous permettre de les éviter, et si nous pensons que nous sommes une partie de cette Nature entière dont nous suivons l’ordre. Si nous comprenons tout cela clairement et distinctement, cette partie de nous-mêmes qui se définit par l’intelligence, c’est-à-dire la meilleure partie de nous-mêmes, en sera pleinement satisfaite et elle s’efforcera de persévérer dans cette satisfaction.

Spinoza, Ethique , IV, Appendice, chap. 32

Ainsi Spinoza termine l’ Ethique par cette thèse éminemment stoïcienne : « La Béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même » (V, prop. 42).

 En guise de conclusion, félicité, béatitude et bonheur ?

Est-ce à dire qu’il n’est de bonheur que pour le sage ? Ce serait faire du bonheur - et d’ailleurs aussi de la sagesse - un absolu qui nous l’interdirait. En vérité, personne n’est sage tout entier, ni fou, et tout bonheur en cela est relatif : on est plus ou moins heureux, et c’est ce qu’on appelle être heureux. Qui voudrait l’être absolument ne le serait jamais, et c’est en quoi le bonheur se distingue de la félicité (si l’on entend par là un bonheur absolu) et suppose qu’on y renonce.

On ne peut donc accepter ce qu’écrit Kant, à savoir que,

« pour l’idée du bonheur, un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire » (Fondements de la métaphysique des mœurs, II ).

À ce compte-là, on ne serait jamais heureux, et il ne s’agirait tout au plus que d’être digne de le devenir (dans une autre vie) : il n’y aurait plus que la morale et la religion. Cette félicité illusoire et impossible (« idéal, comme dit Kant, non de la raison mais de l’imagination ») est peut-être l’obstacle principal qui nous sépare du bonheur réel, toujours relatif, et qui ne va pas sans une part de deuil ou de renoncement. Cela est vrai, certes, des félicités paradisiaques que la religion promet :

« L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, dira Marx, est l’exigence que formule son bonheur réel » (Critique delà philosophie du droit de Hegel, « Introduction »).

Mais cela est vrai aussi, et peut-être surtout, des rêves terrestres que chacun se fait (la fortune, la gloire, le prince charmant...), rêves qui ne seraient que dérisoires s’ils ne faisaient de notre vie, par contraste, comme un long et douloureux purgatoire. « Nous ne vivons jamais, nous espérons de vivre... » L’abolition de l’espérance, en tant que bonheur illusoire du sujet, est ainsi, pourrait-on dire pour paraphraser Marx, l’exigence que formule son bonheur réel. Ce chemin de la désillusion est le chemin même de la philosophie, dans ce qu’il a de paradoxal : il faut cesser de croire au bonheur (comme félicité) pour pouvoir le vivre (comme bonheur). Pas de bonheur, ici encore, en tout cas pas de bonheur réel (car on peut être heureux sans doute, dans la foi, par la simple pensée d’un bonheur attendu ; mais le bonheur ne vaut alors que ce que vaut cette pensée...) ; pas de bonheur, donc, pas de bonheur réel, sans une part de désespoir : le bonheur n’est possible (comme bonheur relatif) qu’à qui comprend qu’il est impossible (comme bonheur absolu). C’est aussi la leçon de Freud : pas de bonheur sans deuil, et sans le deuil, d’abord, du bonheur.

Cette relativité du bonheur pose le problème de la béatitude, qui est le bonheur des sages et dont la tradition philosophique semble bien faire un absolu. Quelle différence alors entre la béatitude et ce que nous appelons ici la félicité ? Il s’agit, dans les deux cas, d’absolus, si l’on veut, en ceci qu’ils ne peuvent être augmentés. Mais l’absolu de la félicité est un absolu quantitatif (c’est un maximum, comme dit Kant, de bien-être ou de plaisirs), notion contradictoire et impossible à vivre, alors que la béatitude est un absolu qualitatif ou, mieux (car ce n’est pas non plus un maximum intensif), spirituel : s’il ne peut être augmenté, ce n’est pas qu’il est le plus grand possible mais qu’il n’est plus de l’ordre, au contraire, d’une grandeur. L’ataraxie, chez Épicure, n’est pas un maximum mais un équilibre ; la béatitude, chez Spinoza, n’est pas un maximum mais une perfection. C’est pourquoi elles ne peuvent être augmentées, et c’est ce qui les distingue en effet du bonheur ordinaire (qui est toujours un plus ou moins de bonheur). Épicure disait :

« Le bonheur, peut être de deux sortes : ou bien il est suprême et ne peut être augmenté, comme celui dont jouit un dieu, ou bien il est susceptible d’être augmenté ou diminué »

Le premier bonheur est celui des sages, et c’est ce qu’ils appellent la béatitude. Le second est celui de tout un chacun (donc du sage aussi), et c’est ce qu’on peut appeler bonheur strictement. Ils se distinguent moins par la grandeur que par la pureté, la paix, l’harmonie : la béatitude n’est pas plus compliquée mais plus simple que le bonheur ; ce n’est pas un bonheur infini, c’est un bonheur pacifié.

Mais la béatitude se distingue surtout du bonheur par son rapport au temps ou, comme dirait Spinoza, à l’éternité. Toute chose, montre Spinoza, peut être conçue de deux manières, selon qu’on la considère dans le temps ou dans l’éternité. C’est le cas aussi du bonheur. En tant qu’il est conçu dans le temps, le bonheur est changement, et l’on nous dit « heureux ou malheureux suivant que nous changeons en mieux ou en pire » (Éthique, V, 39, scolie). Cela suppose naturellement une comparaison entre deux moments successifs et, par là, l’espérance et la crainte. Être heureux, dans le temps, c’est toujours espérer l’être ou craindre de ne l’être plus, et c’est pourquoi le bonheur n’est jamais parfait (on espère toujours l’augmenter, on craint toujours de le perdre...) ; c’est pourquoi, même. La béatitude, au contraire, serait un bonheur vrai, c’est-à-dire éternel et se déployant non dans l’imagination du passé ou de l’avenir, mais dans la nécessité du présent. C’est moins un autre bonheur que le bonheur même, vécu et pensé en vérité : non plus l’imagination de la joie possible, mais la connaissance vraie (éternelle) de la joie réelle.

Cette joie réelle, pour Spinoza, ne va pas sans amour. Qu’est-ce en effet qu’aimer ? C’est se réjouir, explique Spinoza, à l’idée de quelque chose : « L’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause exté­rieure » (Éthique, III, déf. 6 des affections). Cette définition, si elle paraît abstraite, rencontre pourtant l’expérience com­mune : dire à quelqu’un « je suis joyeux à l’idée que tu existes », c’est bien lui déclarer son amour. Mais, d’ordinaire, nous sommes surtout joyeux - encore n’est-ce vrai, le plus souvent, qu’en imagination - à l’idée de posséder l’autre (auquel cas ce n’est pas lui que nous aimons mais sa possession) ou bien d’en être aimé (auquel cas ce n’est pas lui que nous aimons mais son amour), et c’est ce qu’on appelle la passion, toujours égoïste, toujours narcissique, et promise à l’échec seulement : on ne peut posséder personne, ni être aimé jamais comme on le voudrait, et c’est la seule déception peut- être à laquelle on ne s’habitue pas. L’amour, au contraire, le véritable amour (celui qui est amour non de soi, mais de l’autre), est généreux toujours : il ne manque de rien (il est désir non de ce qui n’est pas, mais de ce qui est), il ne demande rien (puisque rien ne lui manque), il n’espère rien... L’amant veut posséder l’aimé, et souffre de ne le pouvoir, puis s’ennuie de l’avoir pu... L’ami véritable se réjouit au contraire non de posséder ses amis (il sait bien que c’est impossible, que l’amitié n’illumine jamais que la solitude), pas même d’en être aimé (voilà longtemps qu’il n’y tient plus, qu’il est libéré de ce petit commerce des sentiments), mais qu’ils soient. Comment, sauf à aimer des cadavres, en serait-il privé ? Sa joie n’est pas une caractéristique de son amitié, mais sa définition même. Il n’y a pas d’amour (éros) heureux ; il n’y a pas d’amitié (philia, agapè) malheureuse. Cela, qui redonne une chance au couple peut-être, donne aussi la formule de la sagesse : le sage est l’ami du monde, de ses amis et de soi-même. Que cela soit également, et par là même, la formule du bonheur, c’est ce que chacun a compris et, de loin en loin, exp­érimente. Sans l’amitié, dit à peu près Aristote, la vie serait une erreur (Éthique à Nicomaque , VIII et IX), et c’est en quoi, ajoute Épicure, de tous les biens que la sagesse nous procure, « l’amitié est de beaucoup le plus grand » (Maxime capitale XXVII) : la sagesse ne serait rien sans le bonheur, ni le bonheur sans l’amitié. C’est aussi ce que Spinoza, bien plus tard et avec d’autres mots, confirmera : il n’est bonheur que de joie ; il n’est joie que d’aimer.

Nous en sommes si peu capables, nous en avons, même, si peu d’expérience - nous sommes si mal aimants et si mal aimés ! - qu’on ose à peine l’écrire. Mais faut-il pour autant oublier la leçon des maîtres ? Ce qu’ils enseignent, et presque en tout temps, et presque en tout pays, c’est que la conversion du désir, à quoi se ramène la sagesse, est conversion de l’amour, et à l’amour. Mais lequel ? « Être amoureux est un état, disait Denis de Rougemont, aimer, un acte » ; et les actes seuls dépendent de nous... Sans forcément refuser la passion (comment le pourrait-on, quand elle est là ?), c’est donc sur cet acte d’aimer (non l’amour-passion mais l’amour-action !) qu’il faut faire fond. Il n’y a pas d’amour (éros) heureux, et c’est notre part de folie ; il n’y a pas de bonheur sans amour ( philia, agapè), et c’est notre part de sagesse. Cela donne, sinon la recette du bonheur (il est clair qu’il n’y en a pas, qu’il ne peut y en avoir), du moins l’indication d’un chemin, bien simple, comme il convient, et bien difficile : il s’agit d’espérer un peu moins, fût-ce le bonheur, et d’aimer un peu plus. Le bonheur suppose en cela, répétons-le, quelque chose comme le dédain du bonheur.